Qui était l’homme de Cro-Magnon ?

On imagine parfois l’Homme de Cro-Magnon – autrement dit, l’Homo Sapiens ou l’Homme anatomiquement moderne – comme un être primaire, le gourdin à la main, prêt à grogner et frapper sur tout ce qui bougeait. Une Préhistorienne rétablit la vérité sur notre ancêtre.

Estelle Bougard, docteure en Préhistoire de l’Université de Liverpool, chercheuse associée au Muséum national d’Histoire naturelle et conseillère scientifique du projet Cro-Magnon nous répond…

Propos recueillis par Frédéric Lemont

• Article paru dans notre numéro de printemps 2018 •

Qui étaient les individus retrouvés lors des fouilles de Cro-Magnon ? Combien étaient-ils ?

Lors des fouilles de Cro-Magnon, on a retrouvé au moins 5 individus : celui surnommé le “vieillard” de Cro-Magnon (CM1) qui devait avoir entre 40 et 50 ans au moment de son décès ; une femme plutôt âgée (probablement plus de 50 ans) (CM2) ; un homme adulte jeune (probablement entre 20 et 30 ans) ; un adulte jeune (entre 20 et 30 ans) de sexe indéterminé (ossements trop fragmentaires pour le savoir) ; et au moins un nouveau-né.

Il reste des incertitudes sur le fait qu’il y ait eu un seul nouveau-né, car ce type d’ossements est très fragile, et peut facilement se confondre avec ceux d’animaux. Il y a aussi débat entre certains chercheurs sur l’estimation d’âge des individus, car les critères utilisés varient. Les dernières publications sont en tous cas celles de Dominique Henry-Gambier, ce sont ces résultats que je vous mentionne ici.

Rites funéraires et traitement des défunts

Qu’a-t-on retrouvé à Cro-Magnon, en plus des restes humains ?

La sépulture était accompagnée d’objets qui attestent de rites funéraires et d’un traitement particulier des défunts. On y a trouvé des parures : plus de 300 coquillages percés, des pendentifs en ivoire de mammouth, des dents d’animaux percées. Ils étaient accompagnés d’ocre rouge (pigment) dont on voit encore les traces sur les ossements humains comme sur les parures.

Il faut bien voir que la sépulture de l’Abri Cro-Magnon constitue son dernier stade d’utilisation. Au moment du dépôt des défunts, l’abri était déjà presque comblé (environ 60 cm de hauteur restant d’après Louis Lartet, le découvreur). Aux époques antérieures (à l’Aurignacien), l’abri a aussi été utilisé : il servait de site d’habitat, dont on a retrouvé les restes (ossements d’animaux, outils en silex taillés, foyers…)

A-t-on donc une idée de la façon dont étaient appréhendés les “rites” funéraires de l’époque ?

Même si pour l’abri Cro-Magnon, l’âge ancien des fouilles fait que nombre d’informations sont manquantes, on a effectivement une idée des rites funéraires de cette époque (le Gravettien) en particulier par les comparaisons faites régionalement avec d’autres sépultures appartenant à la même culture.

Il semble que les défunts (ou du moins certains d’entre eux) aient été déposés habillés de costumes sur lesquels les parures étaient cousues (traces d’usure particulières encore visibles sur celle-ci). L’ocre rouge était présent en quantité, assez pour en imbiber les squelettes. À l’échelle régionale (Dordogne, peut-être sud-ouest), on semble voir des rites funéraires très particuliers dans lesquels les défunts n’étaient pas enterrés, mais déposés dans un espace qu’on pouvait refermer ; à Cro-Magnon, il restait très peu d’espace sous l’abri presque comblé, on semble y avoir déposé les défunts en surface.

On es juste au dessus de la zone de la sépulture

À la découverte, certains ossements étaient encore en surface dans une sorte de poche d’air. Dans d’autres lieux, on a le cas de dépôt en grotte. Une autre caractéristique est l’association avec de l’art pariétal : à l’Abri Pataud voisin, ils ont pu déterminer que les parois de l’abri – aujourd’hui effondrées et retrouvées sous la forme de multiples petits fragments – étaient peintes. C’est le cas dans deux (voire trois) autres grottes qui sont ornées. 

C’est donc dans ce cadre que s’inscrit la découverte d’art pariétal à Cro-Magnon : on est juste au-dessus de la zone de la sépulture, la question se pose donc de savoir si on peut y voir une association, même si on ne peut en avoir aucune certitude pour le moment, et qu’il est tout à fait possible que l’abri ait été orné précédemment lorsqu’il était habité.

Comment expliquer que des coquillages et des silex provenant d’autres régions aient été retrouvés ?

Les Hommes préhistoriques entretenaient déjà des réseaux d’échanges économiques qui permettaient de se procurer des objets d’origines lointaines. C’est bien sûr le cas des coquillages marins.

Comment s’organisait la vie à l’époque dans les différents sites des Eyzies ?

Sur les nombreux sites préhistoriques qu’on a découverts aux Eyzies aujourd’hui, on constate que certains peuvent avoir fonctionné de manière quasi contemporaine, alors que d’autres se sont succédé. On a quelques sites d’habitat très importants (l’Abri Pataud, Laugerie-Haute…) associé à d’autres plus modestes, voire à des grottes ornées. Il est souvent difficile d’établir un lien entre ces sites, autre que par des datations qui sont trop imprécises pour prouver une contemporanéité exacte.

Mais dans certains cas des objets archéologiques nous renseignent : c’est les cas à Cro-Magnon et à l’Abri Pataud, voisin de seulement 300 m. À l’époque de la sépulture de Cro-Magnon, l’Abri Pataud était un site d’habitat très important. On a pu établir des liens par l’étude des parures en ivoire de mammouth, qui indiquent des contacts, même si elles ne permettent pas de prouver que ce sont bien les habitants de Pataud qui déposaient leurs morts à Cro-Magnon, une hypothèse séduisante qui reste impossible à prouver.

Si nous étions invités à dîner par un homme de Cro-Magnon accueillant, que nous servirait-il ?

Un petit saumon fumé avec sa salade de pissenlit, grillade de steak de renne, compotée de mûres et noisettes au miel en dessert !

Il fallait pouvoir survivre à -20°C

Appétissant ! Comment s’habillait-il ? Où vivait-il ?

Il portait des vêtements faits de cuir et de peaux de bêtes, bien cousus et ajustés, avec bottes, moufles, capes et capuches : c’était l’âge de glace, il fallait pouvoir survivre à -20°C de température hivernale ! Il est probable que des techniques décoratives élaborées aient existé pour orner ces vêtements. On voit la preuve par exemple dans les coquillages percés retrouvés dans les tombes ou dans la grande finesse de certaines aiguilles à chas.

Il faut les imaginer installant des toiles de tente faites d’armatures en bois recouvertes de peaux de bêtes, soit contre le mur d’un abri sous roche ou à l’entrée d’une grotte, qui sont abondants en Dordogne, soit en plein air.

L’art tenait incontestablement une place notoire. En sait-on un peu plus aujourd’hui sur les lieux où Cro-Magnon peignait et sculptait et sur la vocation de ces représentations artistiques ?

Il semble bien que certains lieux comme les grottes ornées peuvent être considérés comme des “sanctuaires”, à l’écart des préoccupations du quotidien. Dans ce cas, des préoccupations d’ordre spirituelles, exprimées par des représentations d’animaux, semblent bien avoir existé.

Par contre les découvertes récentes tendent à montrer qu’il y avait aussi de l’art sur les parois d’abris sous roche habités, et donc que le quotidien était peut-être lui aussi bien plus imprégné d’activités artistiques qu’on ne le pensait même si on connaît de longue date les objets d’art (sculptures, gravures), eux aussi retrouvés dans les sites d’habitat.

L’inconscient collectif se représente souvent Cro-Magnon comme une espèce de sauvage assez peu civilisé. Mais en réalité, c’était tout le contraire ? Il était très avancé ?

On voit clairement au travers des restes matériels retrouvés les traces d’organisations sociales élaborées associées à une vie spirituelle. 

Si l’on se rappelle que l’Homme de Cro-Magnon est un Homo sapiens tout comme nous et qu’il a des capacités physiques et cognitives similaires, il n’y a aucune raison qu’il n’ait pas développé un certain degré de “civilisation”, qui a certainement varié localement comme dans le temps. Mais il est vrai qu’il est difficile d’en préciser les détails à partir des seules traces matérielles qu’ils nous ont laissées.

Il y a toujours une grand variété de physiques au sein de l’espèce humaine

Notre physique a-t-il évolué par rapport à celui de cet ancêtre-là ? 

Les dernières recherches tendent à montrer qu’il y a toujours eu une grande variabilité physique au sein de l’espèce humaine, et cela déjà à l’époque de Cro-Magnon il y a plus de 30 000 ans. C’est encore le cas aujourd’hui à l’échelle de la planète. On ne peut donc pas parler d’une évolution globale du physique.

Par contre, on constate que certaines parties du corps tendent bien à évoluer : c’est le cas du cerveau humain. Il est aujourd’hui 15 à 20 % plus petit qu’il y a 30 000 ans, avec une réorientation des aires vers l’avant ! Il semble bien dans ce cas qu’on puisse parler d’évolution en cours. On cite aussi souvent le cas des dents de sagesse, qui ont de moins en moins de place dans la mâchoire pour se loger ! Ce pourrait être lié aux changements de modes d’alimentation.

Qu’est-ce qui le différencie de ses ancêtres à lui ?

Encore une fois, c’est un sujet de débat selon des détails anatomiques considérés, à part peut-être pour le menton ! Nous autres Homo sapiens, et déjà du temps de Cro-Magnon, sommes les seuls à avoir un menton marqué.

Géographiquement, où est né l’Homo sapiens ?

Les plus anciens spécimens semblent issus d’Afrique (découverte de Djebel Irhoud datée à 300 000 ans l’été dernier), mais là on bute sur le problème de la définition d’Homo sapiens par les spécialistes. À l’échelle internationale, tous ne sont pas d’accord ce qui mène à des interprétations différentes des découvertes. En tous cas on peut retenir qu’on se trouve aujourd’hui à une période assez charnière des recherches anthropologiques, car les nombreuses découvertes récentes combinées aux progrès des études sur les ADN anciens sont en train de questionner profondément la discipline de l’anthropologie humaine. Attendons les consensus qui en sortiront.

Notre vision est fragmentaire, même si elle progresse constamment…

Quels sont les grands points d’interrogation qui subsistent aujourd’hui ?

On le connaît probablement encore très mal, cet Homme de Cro-Magnon ! En effet, seules les matières non périssables (pierre, os, matières minérales) qu’il a utilisées nous sont parvenues, ce qui ne constitue certainement qu’une toute petite partie des ressources disponibles dans son environnement. Notre vision est donc très fragmentaire, même si elle progresse constamment…

L’Abri a longtemps été à l’abandon, après avoir été fouillé de multiples fois entre 1868 et 1907. En revanche, aucune intervention archéologique n’y a eu lieu entre 1907 et 2010. Pourquoi ? 

Parce que les lieux ont été récupérés pour les diverses activités humaines : des maisons ont été construites, ainsi que des étables à cochon, des cabanes, etc. De plus on devait penser qu’il ne restait plus rien d’intéressant, car il est vrai que les recherches de la fin du 19e siècle ont été intensives.

Jean-Max Touron est parvenu à racheter et à aménager l’Abri Cro-Magnon en un musée grâce à votre aide. Y’a-t-il eu de nouvelles trouvailles grâce à ça ?

Lors de l’aménagement du site, on a pu faire mettre en valeur, mais sans réaliser de fouilles archéologiques (on n’a pas touché aux sols), des déblais des fouilles anciennes, encore chargés d’objets archéologiques, qu’on a pu tamiser, ainsi que quelques fragments de couches archéologiques encore en place, identifiés en surface, malheureusement très petits. Cela permet de faire le point sur ce que l’on connaît du site et sur son potentiel.

Une autre découverte récente, faite en 2014, s’est révélée inattendue : on a pu identifier des peintures pariétales résiduelles sous l’abri Cro-Magnon dans la zone ou on a trouvé les squelettes. Ce qui nous montre qu’il y a encore des choses à découvrir à Cro-Magnon.

+ D’INFOS : visitez l’Abri Cro-Magnon

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